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 Georges Sécan (1913-1987), peintre français (d'origine juive)


 

 

 

Sécan Georges, peintre français (Bucarest, 1913), fils d’un Français vice-consul à Bucarest et d’une Roumaine, il a fait ses études de Beaux-Arts à Paris et à Munich, obtenant de nombreux prix et passant brillamment des concours importants dès l’âge de 18 ans.

D’esprit vagabond, il séjourna longuement dans divers pays européens et extra-européens, comme l’Inde, le Soudan et l’Égypte, retirant de ces séjours des expériences qui laisseront des traces profondes sur son œuvre picturale. Sécan s’est inspiré aussi, en des nombreuses occasions, au paysage italien.

Se maintenant au dehors des courants artistiques principaux, bien qu’un rappel à l’expressionnisme ne soit pas déplacé, et restant loin des galeries et des marchands d’art, Georges Sécan a réussi cependant à atteindre une renommée internationale en vertu du succès unanime avec lequel les grands critiques et le public ont accueilli ses expositions prestigieuses.

Avec une technique chaude et vigoureuse et doué d’un sens exceptionnel des couleurs, Sécan est le créateur d’un nouveau genre de peinture qu’il avait appelé, en 1941, « Subform » ( ou formes jaillies du subconscient profond).  Michel Tapié, lors d’une exposition organisée en l’honneur de Sécan par la ville de Milan, au Palais Royal, défini « Subformel » ce genre de peinture dans laquelle l’artiste pendant son travail tend à s’exprimer en se détachant de lui-même dans une tentative qui le port à retrouver un vieil accord perdu, celui de l’homme primitif devant son subconscient le plus simple et le plus vrai. Cela ce traduit parfois dans la transfiguration du paysage (un coucher de soleil, un fond marin), ou simplement par une sensation rythmique d’images abstraites d’une violence exaspérée et très expressive qui, ainsi que l’éblouissante intensité des couleurs, se rencontrent peu dans la peinture contemporaine.

(Grande Encyclopédie U.T.E.T.) 

 

 

Georges Sécan ( Bucarest 1913) peintre français.  Achevé ses études à Paris et à Munich, après un début figuratif mais déjà réceptif aux suggestions abstraites, il laissa l’Europe et, en Inde, entra en contact avec la philosophie Zen qui le poussa à approfondir ses recherches de «  auto-contemplation » : ainsi, on créa les prémisses psychologiques d’une peinture qui, en 1941, avec une notable avance sur la vague informelle, il présenta comme art «  subform » ( formes jaillies dès subconscient).  À sa racine il y a un état d’ataraxie, entendue comme maîtrise d’une accumulation psychique, une sorte de surplus vital transféré pratiquement dans un surplus de couleur et visionnaire d’extrême véhémence ( Précivilisation, 1961, Lausanne, Musée de Beaux Arts) : c’est une technique qui, si d’un coté elle semble rapprocher Sécan a l’ainsi dit «  expressionnisme abstrait » et au Group Cobra – auquel il sembla se rapprocher, à un certain moment – en réalité il en diffère pour se présenter comme une révélation authentique du subconscient, élément qui distingue Sécan même du Surréalisme ( vu comme enregistrement automatique des instincts individuels réprimés de Freud) et l’apparente, plutôt – dans sa méditation entre Orient et occident – au monde des archétypes, qui peuplent l’inconscient collectif de Jung.  L’œuvre de Sécan alterne ainsi des sujets qui vont de l’art du portrait aux notations musicales, dès paysages orientaux à la série des «  marionnettes » que l’artiste peignit à Paris dans l’après-guerre, comme dramatique annotation saisie parmi les ruines d’Europe.

(Encyclopédie Européenne Garzanti)

 

Personnage de premier plan du panorama artistique de notre temps, Sécan représente, peut-être, un des exemple les plus précieux de cette internationalité culturelle qui sait donner une impulsions déterminante, sur le plan poétique et sur le plan humain, à la communauté historique des grandes cycles de l’art.

Toute la vie de Sécan courut à travers une épaisse trame de vicissitudes, de voyages, de rencontres. Devenu célèbre encore très jeune, il dut pourtant conquérir avec grands sacrifices et à travers beaucoup de désillusions, l’inestimable richesse de sa liberté.  En effet, à la suite d’amères expériences, il décida de continuer son ferme discours pictural, d’une manière totalement autonome, au dehors du milieu des galeries.  Son esprit, de cette détermination toujours renouvelée, gagna progressivement cette connaissance et cette rigueur qui ne retardèrent à s’imposer à l’attention de la critique la plus qualifiée et du publique le plus exigeant. Homme d’une très vaste culture, ami des artistes les plus grandes de notre temps, il a crée une série de cycles picturales qui correspondent, comme moment philosophique et comme sensibilité expressive, aux variées phases de son inquiet voyager.  Dans le cadre très fertile de son activité s’alignent donc les peintures inspirées à la philosophie Bouddhiste, résultat direct de se séjours en Inde : les toiles dédiées aux sujets orientaux, conçus en Soudan ; la série des marionnettes, dramatique notation saisie parmi les ruines de l’Europe de l’après-guerre ; le cycle de peintures morales, qui présente des tableaux pourvus d’un mécanisme à horlogerie qui met en marche un carillon ; la série des « Réactions » ; les recherches spatio-temporelles.

( Encyclopédie Universelle SEDA)

 

« Je sais que j’ai trouvé de nouveaux et originaux accents pour ma peinture, en scrutant dans moi-même un autre moi, en essayant ultérieurs couches du subconscient, primordiales, rudimentaires, métaphysiques, complètement étranges à l’usuelle vision de la psyché, couches qui ne sont plus liées à nous depuis millénaires. Dès ce merveilleux voyage dans  l’enchantement, - un imperceptible héritage presque abstrait – je puise dans l’au-delà de moi-même, ému et bouleversé,  nouvelles impulsions, bizarres expressions, inédites visions. » ( Georges Sécan )

( Georges Sécan )

 

Sécan, Georges. Compositeur et peintre français ( Bucarest 1913), il a étudié peinture à l’Académie Julian de Paris et, pour la musique, il a été élève de G. Enesco ( violon et composition). À coté de la principale activité comme artiste peintre, - il cultivera avec succès, même ensuite, la passion pour la musique. Il a publié nombreux compositions, accueillies avec faveur non pas seulement par le publique, mais aussi par plusieurs grands musicien d’aujourd’hui : nous citons, parmi les plus connues, Danses Bizarres, un Trio en ré Majeur, une Fantaisie Brillante ( dédiée à Yehudi Menuhin).

(Encyclopédie Curcio de la Musique)

 

 

 

( du livre “ Subform Painting” de G. Sécan, publié par Garzanti )

 

Art-Vie  de Georges Sécan

 

 

L’art est la projection de la vie. Pour parler de ma peinture, je dois parler de ma vie, de ma manière de penser. 

On imagine en général que le peintre est un jouisseur, un libertin qui aime vivre avec les débauchés des milieux bohémiens, à la recherche des plaisirs les plus effrénés.

Pour ce qui me concerne, je n’est jamais fait parti de groupes semblables et, depuis mon adolescence, j’ai voué ma vie à des idéaux de vertu, à des intérêts artistiques et philosophiques, plutôt qu’à des choses matérielles. 

Je ne rappellerai pas ici, comme j’ai déjà fait dans «  mes confidences », les années pendant les quelles je rencontrais Brancusi, Picasso, Braque et d’autre peintres qui n’étaient pas encore devenus le «  monstres sacrés » de notre époque ou les produits des étranges «  combines » du marché artistique.

Je n’ai jamais aimé suivre un style ou un mode de vie qui ne soit pas conforme à mes convictions personnelles d’homme idéaliste. C’est à cause de cela que je me suis toujours isolé non seulement des autres peintres, de leurs cercles et de leurs courants, mais aussi j’ai évité sollicitations insistantes, précisément en raison de mon amour pour la liberté, et de mes idées.

À seize ans, je peux bien le dire, j’étais déjà peintre : mes tableaux plaisaient beaucoup et à l’Académie des Beaux-Arts Julian, à Paris, j’étais parmi les plus appréciés.

Sans interrompre mes cours à l’Académie, j’obtins d’enseigner la peinture dans un collège de jeunes filles tenu par les religieuses puis grâce à ma moralité et aux résultats obtenus par les élèves, on me confia aussi des leçons particulières.

Cependant, j’étais seul, sans amis et sans famille, incapable de me organiser, et si parfois, comme cela arrivait, on tardait de quelques jours le paiement de mes leçons ou bien si je n’arrivais pas à vendre un tableau, c’étaient des journées de jeûne  qui m’attendaient.

Essayer de maintenir un aspect présentable et des vêtements en ordre, voila encore pour moi un sujet de préoccupation, quand, par surcroît, je manquais du minimum indispensable pour me nourrir.

Cependant je ne m’avouais pas vaincu et j’essayais de surmonter toutes les difficultés.

Je restais optimiste et je n’acceptais pas de me plier aux exigences des galeries.

Je ne faisais que  jouir de la liberté qui était en même temps isolement. Mes réflexions m’éloignaient des contingences pratiques de la vie, de la réalité et le sens du mot «  prévoyance » m’était parfaitement inconnu. Quand je vendais mes œuvres, l’argent ne semblait m’appartenir qu’une fois que je l’avais dépensé, pour acheter surtout des livres, et je restais bien vit sans le sou.

Car, outre ma très grande passion pour l’art, je me sentais poussé à chercher quelque chose au-delà de moi-même.

Lorsque je peignais en plein air, il m’arrivait, devant un paysage suggestif, de me laisser entraîner par des méditations prolongées, je m’égarais, avec le regard et avec l’esprit, au-delà des limites de l’horizon. Je sentais que l’art contribuait à me donner le sens d’une existence plus vraie qui dépassait l’artiste, et qu’il m’incitait à une vie plus profonde, à un «  surplus » de l’âme.   

J’aimais lire les ouvrages de philosophie grecque et j’étais souvent hanté par des problèmes métaphysiques.

Il m’arrivait de m’éveiller au beau milieu de la nuit et de rester longtemps ainsi, dans le noir, en essayant de comprendre le mystère de la Création et ce que cachait «  sous son voile d’inconnu, cette existence qui collait à ma peau, ce ‘moi’ dont je dépendais aveuglement », comme j’écrivais alors.  Je ne trouvais qu’une réponse à mes problèmes angoissants : « La vie n’est rien, l’homme n’est personne, tout est étroitement lié au Néant. Un Néant suprême qui, malgré son droit d’ ‘être’ , avant toute chose, était inconcevable et ne pouvais exister qu’à conditions d’être collé au Tout ».   

Et je pensais que dans l’univers, il ne peut régner éternellement qu’une loi, la loi d’Équité: Néant-Tout.  Ces pensées me tourmentaient – malgré ma foi en Dieu – tandis que dans Paris, ville grande et cruelle, j’étais peut-être le plus pauvre et le plus solitaire parmi les étudiants de Beaux-Arts.

De plus, je devais me cacher de ma famille qui m’aurait vit ramené au bercail, et empêché ma vocation de peintre. Je devais toujours faire en sorte de ne pas me faire remarquer aussi bien par la police que par quiconque, car j’étais mineur et je m’étais enfui de la maison sans autorisation et sans papiers.  Je devais toujours être en ordre et cacher ma pauvreté.  Ma vie n’était pas celle des jeunes de mon âge et danser, chercher des distractions, les jeunes filles, participer aux réunions bruyantes de mes collègues  étaient à mes yeux des choses interdites, plongé comme je l’étais dans mes études, mes réflexions philosophiques et mes difficultés financières.  

Mes méditations intéressaient peu mes camarades de Beaux-Arts qui s’affairaient autour des galeries, des critiques d’art, à la recherche rusée d’un style qui leur aurait assurer le succès.

De plus, ils avaient déjà leurs habitudes, leurs passe-temps, leurs amitiés, leur famille et moi, je restais l’ « étranger » , même si j’étais Français comme eux.   Parce que je souhaitais une vie plus conforme à moi-même, plus authentique, et pour me soustraire à tout ce qui était bêtement officiel, à l’entrave des conventions fausses et serviles, aux marchands qui réclamisaient uniquement «  les écuries de leurs artistes » parce que je voulais quitter Paris pour des pays lointaines, je décidai de perfectionner au maximum mon talent.

Je peux affirmer aujourd’hui que ce fut grâce à cette décision que je réussis à m’affirmer rapidement dans mon travail, sans l’aide d’aucune galerie ni d’aucun marchand de tableaux.

 Au contraire, trompé et déçu comme je l’avais été par un marchand rapace, petit à petit je commençai à nourrir une espèce de rancœur pour tous les autres, y compris les marchands honnêtes, et, par la suite, jamais plus je n’acceptai de partager mes idéaux avec eux, de sacrifier mes rêves ou de laisser que le coté froid et mécanique des organisations rusées du marché puissent prévaloir sur mes tendances d’artiste.  Dans ma vie, cela entraîna une infinité de conséquences.

Mais pour moi, cette détermination fut précieuse, d’un point de vue artistique et humain.  Les forces de propulsion je les ai trouvées en moi-même, dans ma passion pour l’art.

Et c’est pourquoi je n’ai jamais cédé mes œuvres aux galeries et aux marchands. Ainsi, avant même de partir pour le vaste monde, à l’écart comme je me tenais de mes collègues et des galeries, je menais une vie solitaire, avec toutes les amertumes que cela entraîne.  Et, étrange destin, cela a duré toujours, sans famille, sans maison, sans affections, toujours et partout comme un étranger.

Et mon destin de solitaire et d’étranger me poursuivit pendant toute ma vie : à Paris d’abord, puis dans toutes ces villes où ma destinée m’entraîna.  De plus, passionné comme je l’étais pour la philosophie, j’appris à devenir étranger a moi-même au moyen de l’ataraxie tout d’abord – état d’âme serein, à l’abri de tous les troubles – puis grâce à cette sorte de Zen auquel j’aboutis, pour pouvoir peindre et m’isoler, d’une façon ou d’une autre, des endroits bruyants où je me trouvais et des préoccupations qui m’oppressaient. Les circonstances furent telles qu’après Paris, je passai une longue partie de ma vie en Orient.  Mon caractère réservé et doux, incline à la tolérance, fut de plus en plus porté au respect et à l’amour du prochain, à la générosité ce qui hélas entraîna aussi de nombreux déboires.   Qui n’a pas vécu en Orient peut difficilement comprendre comment, dans ces pays-là, on est poussé naturellement vers la vertu et ver toutes les valeurs du Bien,, vers la bonté de l’âme et vers ce quelque chose d’immensément précieux qu’est le véritable altruisme, à plus forte raison lorsque l’on a la sensibilité d’un artiste et que l’on n’est i pessimiste, ni irascible, ni trop égocentrique. Peut-être arrive-t-on à cueillir métaphysiquement, apportés par un soleil plus ardent et par un ciel intensément bleu par rapport au ciel habituel de l’Europe, des tons et des messages plus élevés et plus spirituels.  Dans ces jardins toujours verts, sous ce soleil qui exaltait la vie, quelque chose d’enivrant dans l’air incitait à pratiquer le Bien.  Au cours de ces années pendant lesquelles je fus peintre à la Cour du Roi Farouk, j’étais très demandé en tant que portraitiste par les familles appartenant aux classes sociales les plus élevées et le succès et l’argent me permettaient de mener une vie très aisée.  Je m’occupais de nombreuses institutions de bienfaisance, entre autres, j’étais membre actif du Comité de l’Orphelinat d’Héliopolis – Le Caire.  Lorsqu’on n’a pas assimilé les modes de penser et de sentir communs à presque tout l’Orient, combien absurdes apparaissent  certaines situations qui dérivent précisément du fatalisme, de la rémission e des excès de l’indulgence orientale!

Quant à moi, à cause justement de cette influence, je m’exposai à de nombreux déboires.

Je me pris d’affection pour une petite fille qui n’avait pas encore trois ans ; elle était taciturne, souffrante, elle marchait difficilement ; la mère, bien qu’elle fût d’origine italienne, travaillait, pendant la guerre et même par la suite, dans les bars et dans les endroits que fréquentaient les troupes alliées.  Sa fille vivait dans une ambiance si négative pour une enfant que je décidai de m’occuper d’elle.  Bien des années après je devais constater que malgré tout le bien que j’avais fait à cette enfant et à sa mère, cela n’avait suscité en elles le moindre signe de reconnaissance, mais qu’au contraire, toutes les deux devaient me procurer beaucoup de honte et de nombreux chagrins.

Je trouvais consolation et réconfort seulement dans l’art et dabs mes méditations solitaires. 

Ce n’est que depuis quelques années que mon existence n’a plus pour cadre un hôtel ou une pension.  Je me suis marié seulement en 1972 et, pour la première fois dans ma vie, j’ai éprouvé le sentiment réconfortant d’une maison, d’une famille, qui m’ont apporté un bonheur inconnu jusqu’alors.

Mais il est vrai que la solitude a été à la source de mes méditations et de mon recueillement.

Bien plus que ma vie, ce furent mes réflexions qui me amenèrent graduellement à la peinture informelle.

Une fois que j’eus terminé mes études à l’Académie Julian, je me rendis à Monaco de Bavière pour m’y perfectionner pendant une année encore, puis je rentrai à Paris. Là, ce fut grâce à la générosité des Rothschild et de Waldemar George – le critique d’art le plus réputé de l’époque – que mes œuvres fur bien vite très recherchées.

Lorsque je reproduisais un paysage, j’évitais la technique et l’habilité et je me laissais pénétrer et enivrer longuement par le sens du mystère, du ciel infini, et j’essayais de rendre sur la toile seulement les sensations que j’avais captées ; dans mon atelier, au contraire, je m’abandonnais à la peinture abstraite, je me laissais guider par la fantaisie, les impulsions, les émotions du moment, non sans fouiller à moi-même, anxieux de capter et de transmettre sur la toile quelque perception sensorielle, clé de notre condition humaine, de cet énigme  qui s’appelle existence.  

Ce fut mon oncle peintre qui m’apprit à mieux regarder en moi-même.  Dans un coin de son atelier, il conservait un carton sur lequel on pouvait lire : « Sois toi-même » et souvent il me rappelait cette maxime.  Pour lui, c’était plus importante de répondre aux mouvements de l’âme que de suivre les connaissances techniques.  Et ce fut ainsi que ce précepte, qui lui était si cher, me poussa petit à petit à rechercher le sens authentique de l’être.  Mais ce qui m’incita à une introspection plus complète, ce fut la lecture de fameux Manuel d’Épictète.  Ce préceptes de vie, si appréciés par Marc-Aurèle, Pascal, Bonaparte, rendirent mon existence moins précaire, moi qui ne fus jamais, tout au long de ma vie presque entièrement vécue  d’un pays à l’autre, qu’une personne isolée, un « étranger» ( un «toubab» ainsi qu’on m’appelait au Sénégal, un «Européen» en Inde, un « kharedjì », un « ostaz », un « houaga », dans d’autres pays).   Ce fut grâce à manuel, auquel ma sensibilité d’artiste apporta des variations afin d’éviter l’égocentrisme des Stoïciens, que je connus l’état d’âme imperturbable que confère l’ataraxie et qui influença ma formation morale et artistique.

Je suis persuadé que nos recherches intérieures ne servent pas à approfondir seulement nos possibilité de réflexion mais qu’elles enrichissent l’âme en lui apportant de nouvelles facultés de perception et nous conduisent à un degré extrême de réceptivité.  On m’a raconté que dans mon enfance j’aimais  regarder le ciel étoilé  et mes premiers désirs étaient pour la lune, les étoiles et les arbres. Et c’est peut-être à cause de cela que dans mes paysages d’autre fois, l’arbre ne manque que très rarement, non pas en tant que trait d’union  reliant la terre au ciel, mais plutôt comme libération psychique, ou comme geste de rébellion.

Comme je disais précédemment, j’ai toujours cherché un sens au mystère de la Création.  On peut lire dans la Bible et dans les mythologies que « …au commencement était le chaos… » en identifiant le chaos, l’espace, au Néant.  Pour moi, l’espace n’est pas du tout le Néant, au contraire, dans son essence si simple et authentique, c’est une des structures les plus extraordinaires de l’Univers: il peut contenir toute chose.  Dans mon esprit d’adolescent, j’étais convaincu que tout dans la Nature ce conformait à une sorte d’Équilibre dialectique, à une sorte de « Équité » et que nos sciences mêmes les plus exactes et infaillibles d’un point de vue expérimental, s’étaient développées conformément à cette règle.  Je me rendais compte que tout tendait vers le Néant, que tout s’entrelaçait avec le Néant.  Le oui et le non, le défini et l’indéfini, l’avant et l’après.  Une affirmation est toujours fonction de sa propre  négation et cela on peut le vérifier au cours de toute la vie et pour toute chose déterminée.  Et si l’Univers reflète Celui qui l’a crée – pensais-je ingénument – il devait lui aussi, afin d’éviter toute usurpation, être composé de deux forces égales, en opposition dialectique : Le Créateur-Non Créateur, le Maître du Oui et le Maître du Non.  Ainsi, dans cette union de contraires qui annule tout, je me demandais s’il n’était plus naturel d’avoir dans le monde seulement le Néant absolu, dans toute sa pureté.  Mais comment faire vivre ce qui est par essence l’inexistence même ?  Il aurait fallu un Espace-zéro qui ne pourrait contenir la moindre petite chose ni en soi, ni autour de soi, et un Temps-zéro qui durerait éternellement, sans liens avec le présent ni avec le futur.  Mais cet Espace-zéro et ce Temps-zéro ne sont pas concevables.  Le Nèant absolu, n’ayant pas d’espace où se situer, ni  de Temps pour durer, ne peut exister tout seul.  Et s’il ne peut exister parce qui unique, il peut exister dans la multiplicité, lié au Tout, dans le Néant-Tout.  Dans l’esprit de l’Équilibre dialectique qui gouverne l’Univers chaque affirmation est confirmée par sa négation.  D’autre part, le Néant-Tout ne se confonde-t-il pas avec le Néant ?  Ces réflexions de mon adolescence vivaient in moi comme les personnages grotesques d’un roman.  J’essayais même, à l’aide de raisonnements hardus, de vider le monde de toute la création ; quand il ve restait plus rien, il y avait encore l’Espace, ce merveilleux contenant impossible à éliminer, malgré tout effort d’imagination. 

Et mon émerveillement était immense lorsque je percevais dans l’impénétrable Néant, qui devait avoir la priorité suprême sur toute las Création, un symbole divin, une purification fascinante du monde dans l’absolu.  Cette impossibilité d’exister tout seul semblait peser sur le cosmos comme une sorte de «  péché originel », expiation interminable, dans l’alternance existence-non existence.

Dans toute chose, on perçoit le sens de l’anéantissement, presque dans les moments de spiritualité suprêmes, de l’amour, de l’extase contemplative.  Comme si c’était le Néant lui-même à s’imposer à tout le cosmos, à toute cette universelle Tour de Babel construite sur des contrastes, comme l’unique chose définie le mieux : en tant qu’Équilibre  dialectique, que Conscience métaphysique.  

Et c’est grâce à cet Esprit d’Équilibre, pensais-je, que tout dans la Nature ce construit ou se détruit.

Le Tout dans le Néant, c’est une chose dans l’autre, depuis les affres de la faim jusqu’aux frémissements d’amour ou de mort, tout semble dominé par le désir ardent de combler un vide, par la convoitise d’une moitié du monde à dévorer l’autre moitié pour vivre, pour subsister.  L’Univers est éternel et sans point de départ ; mais, si le premier élément, et c’est la règle fondamentale, pour qu’une chose puisse exister – y compris le Néant – consiste en un Espace où se situer, alors la Nature porte en elle-même la nécessité irrésistible d’interpénétrer une chose dans une autre chose, à savoir la nécessité du Mouvement, et c’est la Loi éternelle de la Création de la Vie.  D’autre part, mettre ou ôter, naître ou mourir sont une même et unique chose pour l’Équilibre impartial, qui, pour mieux faire, mélange tout à l’infini.   C’est une fuite perpétuelle, une protestation pour tout ce qui est défini. Cette formule Une-chose-dans l’autre, ce principe si puéril, n’est pas en contraste avec les autres lois fondamentales de la Nature.  Toutes tendent à s’approcher le plus possible de l’insignifiant, du Néant.  Tout tend à échapper, à se soustraire à la réalité. 

Et cela on peut le voir aussi dans la transformation interminable des choses.  Lorsqu’un bois brûle, qu’il est englouti par un tremblement de terre, par un écroulement, après des milliers d’années il se transforme en charbon, en pétrole, il est combustible, il s’évapore…  fidèle au principe éternel « de ne pas être ce qu’il est ».  Le temps lui-même reflète le Néant avec son présent qui, au moment où il affleure, devient aussitôt le passé, et avec son futur insaisissable.

«  Est-il possible – je me demandais alors – qu’une Création si extraordinaire, ait le même sort grotesque, commun à toutes les créatures : celui d’exister pour le Néant ? »

Mes méditations fantaisistes de ces années-là m’avaient fait imaginer un Espace formé par une multitude de petits points qui fouillaient en eux-mêmes, à la recherche du plus petit point possible.  C’étaient comme des spirales convergentes qui s’enlaçaient, toujours plus brûlantes, vertigineusement, dans un espace toujours plus limité.  Tout près de l’intouchable Néant, elles éclataient et revenaient en arrière, en sens contraire, vers un espace plus grand où elles étaient  happées  aussitôt par les autres spirales convergentes plus fortes.  Les spirales, en se heurtant et en s’englobant les unes dans les autres, et par là même en différenciant les degrés variables de densité et de puissance de l’espace, finissaient par être la matière elle-même.  Je pensais qu’elles existaient dans l’espace depuis toujours et que de nouveaux systèmes solaires semblables au nôtre continuaient à se former.  Tous ces raisonnements ne prétendaient pas porter atteinte aux opinions religieuses ; la foi est un sentiment de l’âme que l’on a, telle une résonance authentique de soi-même.  Certains peuples ont une vision religieuse du Néant.  Pour un habitant de l’Inde, par exemple, ( d’après ce que me confia le poète Tagore, en 1936) le Néant est presque un terme sacré.  C’est très difficile ò expliquer à un Occidental.  Nulle par ailleurs comme dans certains temples hindous le présent se refuse au temps, et l’âme tend à s’élever vers l’Infini, vers la soif de l’Inexistence.  Et même si nous évoquons l’Islam qui nous est un peu plus proche, nous n’arrivons pas à décrire ce sens du vide métaphysique qui se crée autour de la voix du « Muezzin » lorsqu’il invoque «  Allah u Akbar » ( Dieu est grand), en appelant, du haut de la mosquée, les fidèles à leur humbles prières. Et cela par quelques notes d’une musicalité si harmonieuse : 

                                           

Combien de fois en reproduisant un paysage d’après nature, j’ai été bouleversé par cette émotion qui naît de l’infini du ciel !  Je fixais un point au loin, puis, aidé par mon imagination, je déplaçais le regard vers un autre point toujours plus éloigné et ainsi de suite, j’arrivais à me perdre ainsi dans l’extase d’une sensation nouvelle, transcendante.  Et comme je savais que de la lumière aux couleurs, des sons or ultra-sons, tout dans la nature est organisé à partir de l’intensité des ondes, il me semblait que je me syntonisais avec une onde métaphysique dans le Néant, dans l’Infini.  Il me semblais que je m’évadais au-delà de mon être et j’avais l’intuition qu’il y avait en nous le reflet magique d’une vie avant la vie, et d’un vie après la vie, et que le Néant n’était que l’Idéal auquel aspirait inconsciemment toute vie.

Même lorsqu’on pense profondément à Dieu, même lorsqu’on s’exprime  humblement dans la prière, il faut faire un certain vide en soi, annuler tout instinct égoïste, partir du vide, du Néant.  J’avais l’impression d’être comme un oiseau qui doit battre ses ailes trempées avant de prendre son vol. Ce n’était quand faisant le vide en moi que je pouvais m’approcher le plus de ce mystérieux Esprit divin, de cette force inconnue qui semble masquée par le Néant.

Martyrs chrétiens, anachorètes, santons hindous, disciples Zen, tous ont vécu les meilleurs moments de leur méditation, de leur foi, lorsqu’ils se sont mis à la recherche de l’au-delà de l’existence, de la sublimation du vide.  Ce vide qui commence par un souffle profond de l’âme et qui comporte toujours quelque chose de nouveau, de frais, comme les phénomènes de la nature, quelque chose qui rend plus légère la banale pression vitale.

Peut-être en captant un fluide égaré de ce Néant mystérieux rendu physique, l’homme se dépasse lui-même, frôle l’idéal de se mettre en syntonie avec le sublime, en communion avec un Dieu suprême qui annule l’absurdité du Néant-Tout.  

Dans le Manuel d’ Épictète, qui est un sort de résumé de la philosophie moral des Stoïciens, j’appris à pratiquer l’ataraxie.  Lorsque je fréquentais l’Académie Julian, à paris, j’alternais mes études avec les leçons particulières.  A cette époque, nombreux étaient les parents qui préféraient ce cours plutôt  que d’envoyer leurs filles dans les Académies des Beaux-Arts, aussi j’avais de nombreuses élèves.  Devant me déplacer souvent et quelque fois d’un bout à l’autre de la ville, je m’entraînais à l’ataraxie pendant les longs trajets.  Je réussissais  à me plonger dans un état d’âme serein, à l’abri de n’importe quel trouble venant de l’extérieure ; je me laissais influencer uniquement par tout ce qui dépendait de moi (état d’âme, opinions), négligeant tout le reste puisque extérieur à moi-même-  Je me conditionnais en suivant deux stades. 

1 -  Le contrôle de mon état d’âme, dans un cercle imaginaire d’isolement et de défense.

2 - Le contrôle, dans un cercle plus vaste, de tout ce que aurait pu s’infiltrer dans la zone déjà    contrôlée.

Par la suite, en intensifiant la concentration après ce deux stades qui me procuraient l’ataraxie, j’allai au-delà du deuxième cercle et je parvins à confondre cet état d’âme avec le Nirvana, le Néant.

Mais là, il s’agissait déjà de trans-présence, une sort de viduité, comme on l’appelle en Orient, que je devais découvrir mieux quelques années plus tard.  Plus la zone de perception autour de l’ame est vaste et plus cet état de vide tend à s’élever.  Ce contrôle est comme une pression croissante qui creuse profondément notre être.  Tout ce fait cependant en fonction d’une concentration qui continu à s’intensifier. Grâce à ces trois stades de concentration je m’acheminais progressivement vers la peinture informel.  La mienne était une pratique bien différente de l’ataraxie pratiqué par les Stoïciens de l’Antiquité qui les entraînait vers l’insensibilité et l’égotisme.  Je n’avais qu’à me soumettre à un profond contrôle de moi-même, en sélectionnant mes sensations.  Ma pensée était bien plus lucide, j’étais moins esclave des choses te l’étais fier de sentir profondément le sens du précepte de Delphes : «  Connais toi-même ». 

Mais in 1932 un événement inattendu me frappa brutalement et me fit comprendre d’une manière concrète notre réalité dégradante : l’Absurde.  Ce fut la disparition d’une de mes élèves. C’était un samedi après-midi et tandis que je me rendais chez elle pour la leçon, je me rendis compte – et avec quel horreur je le notai par la suite – que je fredonnais le refrain banal de la Marche Funèbre de Chopin.  Je sonnai à la porte et quelqu’un que je n’avais jamais vu auparavant vint m’ouvrir.  Tout semblait insolite.  L’entrée était plongée dans l’obscurité, tandis que quelques jours plus tôt c’était la jeune fille elle-même qui m’avait accueilli lors de la précédente leçon. 

«  je suis le professeur de peinture » - dis-je à l’inconnu.

J’entendais alors une voix suffoquée :

«  Elle a été enterrée hier… La typhoïde… »

Une fois dans la rue, avec l’obsédant Chopin aux oreilles, je commençai à comprendre.  Je fus submergé par un tourment intense et je me rendis compte seulement alors que je nourrissais pour cette jeune fille ( mon élève depuis presque un an) une affection très sincère.

Le lendemain, dans un petit bureau à l’entrée du cimetière où j’allai la chercher, on me tendit un billet sur lequel été noté le numéro de la file, du rang, de la tombe… Je pu lire son nom sur un petit rectangle de terre remuée depuis peu et j’y déposais mes premières roses offertes à une jeune fille.  Dans ce coin désert du cimetière, où je me rendis souvent, dans la paix de toutes ces âmes, un je ne sais quoi d’ineffable me confondait avec elles.   Il se produisit en moi un profond changement.  Ma pauvre philosophie se concrétisait non pas pour accepter la mort – je me refus encore à une telle idée – mais l’Absurde, le Néant.  Dans le profond silence qui baignait toute chose, mes pensées s’aiguisaient.  J’avais même l’impression de percevoir l’adieu des pétales qui se détachaient tristement des roses, tandis qu’au fond de moi-même, doucement, je revoyais cet être cher, je contemplais ses yeux lumineux, ses mains à travers la terre et les fleurs qui la recouvraient.

Pour la première fois, je me retrouvais devant cette autre face de la destinée humaine, et ce fut depuis lors, au cours de ma vie solitaire sans famille ni protecteurs d’aucune sorte, et sans pays, que je me détachai non seulement de la mort et des cimetières, mais peut-être même de ma propre vie.  Je me rendis compte brusquement que la réalité était conditionnée et que le Néant était la véritable clé de tout.  Devant ses tombes, je me demandais : « L’Inexistence, le Néant, ne seraient-ils pas le précieux idéal vers lequel toute créature tend inconsciemment, et que nous avons perdu dans le gouffre de la vie ? Peut-être qu’il nous est donné de nous rejoindre uniquement dans la mort ? »

Je trouvais juste que Dieu fût la substance de Toute chose y compris le Néant, et que notre Destin fût aussi le Sienne… Qu’es-ce que cela peut vouloir dire, me disais-je, être beau et bon, ou laide et méchant, lorsque tous souffrent et meurent de la même misérable façon ?  Ou, peut-être sur le front du grand Jupiter y aurait-il gravé cet épitaphe qui conviendrait parfaitement à nous tous : «  mort ou vif, méchant ou bon, je n’ai qu’un nom : Contradiction… »

Je crois avoir noté ce ligne à la sortie du cimetière, assis dans un de ces cafés tranquilles d’autres fois, «  homes » familiers de tant de solitaires.

Après ce triste événement, j’étais dégoûté plus que jamais par ce milieu dans lequel un peintre devait faire son chemin.

Je décidai de quitter Paris.  L’Orient m’attirait et je saisis l’occasion de me rendre en Égypt pour faire les portraits des personnages importants.

À Khartoum, où j’allais quelque temps après, je découvris la trans-présence qui dérivait de l’ataraxie.  Afin de m’isoler davantage dans mon travail, je réussis, en intensifiant la concentration, à exclure complètement tout ce qui m’entourait et à réduire toute chose au Néant.  Et lorsque, après maints efforts, je parvenais à me syntoniser même avec le vide que je faisais  en moi-même, alors seulement je me mettais à peindre.  Et c’est grâce à cela que j’arrivai à porter à terme l’engagement passé avec Abbas Pacha pour qui je devais faire toute une série de tableaux pour décorer sa villa.  La chaleur tropical m’oppressait, de plus c’était la période avant-guerre et en Orient on se laissait vivre, entraînés par le fatalisme et le «  Maalesci » ( Tout va bien).

J’habitais dans un quartier où du matin au soir on n’entendait que de la musique indigène.  Au début cela m’énervait beaucoup, mais bien vite elle me plut au point de me pousser à l’étudier avec zèle.  C’étaient des cantilènes ingénieuses qui amenaient indolence et torpeur ; je pus constater que les écrits d’Aristote au sujet de l’influence de la musique sur le caractère étaient fondés et combien juste étai l’ancienne loi grecque qui interdisait certaines musiques.  Le milieu environnant agit négativement sur moi.  Je peignais seulement pendant la nuit et j’utilisais pour cela de grosses lampes portatives ( à kabrit) en usage commun en Orient.     C’est à cette époque que je commençai à préparer les couleurs sur une grande table la transformant ainsi en palette – les toiles étaient aussi placées horizontalement.   Un fois que j’avais disposé les tas de couleurs, les lampes et tout le nécessaire, je prenais un gros pinceau à poils courts de façon à me servir aussi de son emboute métallique et dès que j’étais prêt à peindre, je me concentrais pour m’isoler dans la trans-présence.

Cet environnement, qui ne convenait pas à la ma peinture, m’obligeait à faire des efforts remarquables pour obtenir cette indépendance spirituelle, et c’était presque à cause d’une certaine réactivité que je commençais à travailler dès que j’avais atteint la trans-présence.

Ainsi, avant de commencer à peindre, non seulement les rencours et la confusion qui m’entouraient s’effaçaient de mon âme, mais, animé par la passion de mon art, je sentais des élans nouveaux et plus vigoureux.  Je pris l’habitude de travailler souvent la nuit, toujours de cette façon et cette facilité avec laquelle désormais j’arrivais à me plonger dans la trans-présence que j’approfondissais graduellement, m’apportait très souvent de nombreuses satisfactions intérieures.

Quelques années après, je connus en Inde de nombreux adeptes du Zen et de Mandala, et je fus surpris en constatant que j’étais aussi bien initié qu’eux à la notion du vide, en mettant à la port l’interprétation religieuse.  Ce fut pour cela peut-être que U Thant, qui avant d’être secrétaire général de l’ONU avait été moine bouddhiste, appela, avec son sourire énigmatique, «  Zen-Sécan » ma notion du vide qu’il trouvait assez personnelle.

Cette auto-contemplation que je pratiquais avant de peindre était semblable, sous certains aspects, aux disciplines philosophiques qui, nées en Chine, s’étaient diffusées en inde et au Japon, où on les enseignait dans des centaines d’écoles et de couvents.  Elles apprennent depuis toujours les règles qui contribuent à accroître les facultés spirituelles et physiques de chacun, par l’accumulation progressive des énergies psychiques.  Après une longue période d’entraînement, on arrive à une concentration toujours plus grande d’énergies refoulées qui ont une très grande incidence sur l’élévation de la pensée dans l’action et sur sa rapidité foudroyante.  C’est pour cela que pour permettre à l’athlète une plus grande connaissance de soi et une plus grande maîtrise de ses propres forces, on lui enseigne le Zen.  Dans le tir à l’arc ( Kyudo), par exemple, avant l’action, on exige une accumulation très attentive des forces psychiques, qui doivent être libérées en même temps que l’on décoche la flèche.

Ce principe, d’après lequel il fallait suspendre l’action afin d’exalter une poussée libératrice, confirmait ma conviction que tout est engendré dans le contraste de deux forces opposées.   Tout est lié au principe et à l’esprit créatif de l’Équilibre dialectique.

Je me rendis compte qu’à Calcutta, à Hong Kong, cette forme de Zen e de Zazen, que l’on enseignait en ce référant à la notion du vide, dans le but de mieux voire en soi-même, n’était pas très éloignée de ma façon d’intensifier le «  moi-même » par ce qui est «  au-delà de moi-même ».

Moi aussi, grâce à une sort de lucidité métaphysique, j’étais passé de l’ataraxie, cet état d’âme paisible, à cet état que j’avais appelé «  au-delà de moi-même » ou trans-présence.

Cette nouvelle dimension qui dépassait les profondeurs de l’être, me faisait irradier dans un espace qui était au-delà de moi.  Une fois que j’avais atteint cet état métaphysique, dans la prise de conscience du «  soi-autre » qui rend si précaire le «  soi-même », si commun, je disposais non seulement de l’énergie psychique qui s’accumulait en moi, mais aussi de l’énergie environnante.  Et c’était alors que je percevais un supplément de vie, sublimée par l’accord du «  moi » et du «  non-moi » et qui me transformait, corps et âme, en seul et même élan ; mon être, la palette, ne faisaient plus qu’un. 

En 1941, toujours en Inde, à Calcutta, il m’arriva la chose la plus extraordinaire dans la carrière d’un peintre.

J’étais rentré tard ce soir-là et je m’aperçus, tandis que je m’apprêtais à me coucher, que j’allais oublié de nettoyer ma palette.  Je l’avais préparée dans l’après-midi, en pensant travailler une fois rentré.  Malgré la fatigue de la journée, je décidai de me mettre à peindre.  Comme d’habitude, je me disposais à me concentrer, mais j’étais si fatigué que je n’arrivais pas à me maintenir dans la trans-présence ; elle m’échappait dès que je touchais aux couleurs.  Je me trouvais dans l’impossibilité de faire ces deux efforts simultanément.  Ce fut ainsi qu’en m’obligeant à une concentration plus intense, je perdis complètement la notion de moi-même.  Je ne sais combien de temps s’écoula de la sorte.  A un certain moment je sentis une secousse, c’était le volet d’une fenêtre qui battait violemment. Et cela me ramena à la réalité.  Pendant un moment j’eus l’impression d’avoir dormi, mais je m’aperçus bouleversé, qu’au  contraire, j’avais peint, dans un état de transe profonde. Je regardais émerveillé mes doigts tachés de peinture et une grande toile à moitié remplie.  Je ne savais que penser.  La peinture avait un style qui n’était pas du tout le mien.  Il était plus vif, plus dynamique, différent de tout ce que j’avais fait à Khartoum, sous l’effet de la trans-présence.   Je partis d’un grand éclat de rire et je fus soulagé.   «  Cette fois, si, je me suis dépassé », pensai-je.  «  je reviens d’une vie bien différente de la mienne ! »

La moitié de la toile avec sa peinture vibrante de couleurs et de formes nouvelles était là, en pleine lumière.  Mais je ressentais en moi une fatigue sournoise, que je ne connaissais pas.

Le matin suivant, en regardant la toile de plus près, j’en fus enthousiaste.  La technique et la fantaisie de l’œuvre était d’une netteté et d’une originalité que je ne connaissais pas.  Je pensais que la veille au soir, la trans-présence trop longtemps prolongée m’avait complètement exclu pour laisser la place en moi à un subconscient-base, primitif, qui, réprimé continuellement par la civilisation, ne se reflète plus en nous depuis des millénaires.

Je me dis en plaisantant : « Je viens d’avoir un visite…, un aïeul de ma lignée peut-être est venu voir la dernière créature appartenant à sa descendance ! »

L’anthropologie m’a toujours attiré.  Plus d’une fois j’avais essayé d’imaginer les traits et la vie d’un hominide, d’un homme perdu dans la nuit des temps, d’un ancêtre auquel je devais la vie.  Je ne sais pourquoi, je montrai cette nouvelle peinture à mon coiffeur et à d’autres personnes qui habitaient dans le quartier.  Ils n’aimaient  pas la peinture abstraite, mais je sentis que leur admiration était sincère.  Comme si ma peinture avait touché en eux un ressort secret, commun à tous, le sub-subconscient.

J’étais sûr d’avoir retrouvé un vieil accord perdu, celui de l’homme archaïque devant son subconscient simple et primitif, plus vrai que le nôtre.   Je me rendis compte que mon alphabète picturale c’était enrichi de nouveaux signes, de nouvelles formes, et que cette étrange peinture était la projection de mon subconscient.  C’est à cause de cela que je décidai de l’appeler «  subform ».

Pendant deux ou trois semaines, j’attendais le soir en essayant de retrouver, dans l’oubli de moi-même, la même poussée créatrice.  Je m’acharnais à revivre chaque  instant qui avait précédé cette transe singulière, mais je ne me souvenais de rien qui fût importante, à part la décision que j’avais prise de me plonger plus que possible dans la trans-présence. 

Avec dépit, je dus me rendre compte qu’il était impossible de retrouver ce genre de peinture sub-subconsciente, et je pensais que c’était peut-être mon instinct de conservation, ou peut-être une prudence inconsciente, qui me tenait éloigné de cette  «  no man’s land ».  Peut-être j’avais peur de retourner à cet état de transe, aux limites de l’être.  

Plusieurs journées s’écoulèrent sans que je pusse peindre.  Et comme, depuis longtemps déjà, j’avais l’intention de me rendre à New Delhi, je décidai brusquement de partit, chose qui m’était arrivé bien des fois.  Je trouvais toujours passionnant et enthousiasmant le fait de me dire : demain je pars !... cela m’apportait un sentiment stimulant de liberté.  C’était un recommencement et lorsque je sentais la monotonie de ma solitude, partir signifiait pour moi plonger dans une nouvelle vie.   Mais «  demain » in hindou veut dire aussi « jamais » , comme l’ironique «  bukra » égyptien.

Le cas, ce follet fantastique qui seul peut se moquer de la rigueur disciplinée de notre cosmos, qui fait et défait nos affaires, me fit partir seulement trois mois plus tard, car je redécouvris la peinture subformelle et de la manière la plus impensable.  

À la veille de mon départ, je me dépêchai à faire mes derniers achats.  Il faisait déjà noir et i’avais encore à dire au revoir à quelques personnes de ma connaissance, au nombre desquels le moins important certainement pour moi, l’encadreur.  Mais il devait acquérir une importance capitale, à mes yeux.  Je pensais que je ne serais dépêché et en effet ce fut ainsi…

Il habitait dans une vieille maison et il fallait descendre un escalier sombre et étroit qui se trouvait derrière une lourde porte et qui menait au sous-sol où était son magasin-entrepôt de cadres.  De là, on débouchait sur un escalier en pierre aux murs gribouillés de dessins.  Tout ce parcours compliqué, pour une visite pratiquement inutile, finit par m’exaspérer,  et je me dépêchais de grimper les marches quatre à quatre, en libérant tant bien que mal mes mains chargées de paquets, afin de me servir de ma main droite.  Mais à peine étais-je arrivé à l’étage où il habitait, au quatrième ou au cinquième, que ma main se trouva en même temps tendue dans le geste de frapper à la porte et bloquée sans raison, immobile.  Pendant une fraction de seconde, j’eus la sensation d’un je ne sais quoi qui m’était familier, analogue à un autre mouvement brusquement interrompu.  Les yeux fixés sur ce bras tendu, je me souvins soudainement d’un détail que la transe de ce fameux soir m’avait fait oublier : la fatigue extrême de ce jour-là m’avait empêché de maintenir l’état de trans-présence qui accompagnait toujours ma peinture ; énervé, presque fâché à cause de mes efforts inutiles, et résigné désormais à jeter mes couleurs, j’avais pris une ferme décision : je devait me maintenir pendant quelque temps dans la transpresence sans la faire coïncider forcément avec l’élan de peindre.  Je me souvins de mon bras tendu que j’avais du mal à retenir pour l’empêcher de faire un geste quelconque, en dépit de la tension toujours plus pressante à laquelle j’étais arrivé en me plongeant dans le « vide ».

Là, devant la porte de l’encadreur restée fermée, j’eus comme un éclair, il me sembla que j’étais arrivé à saisir la mécanique infaillible qui menait au sub-subconscient.  Je croyais fermement à la force du contraste ; c’était pour moi le créateur de la nécessité, base universelle de toute chose, de notre existence, de notre civilisation.   Optimiste comme je le suis et de manière excessive, hélas, j’eus la certitude d’avoir découvert le chemin qui mène à une nouvelle peinture.  Je descendis lentement les escaliers.  Tout semblait transformé, même le sous-sol qui conduisait à la sortie m’apparût plus caractéristique que laid.  Ce soir-là, je me sentis plus que jamais plongé dans l’atmosphère magique de Calcutta, ville des miracles.  J’allai m’asseoir dans le premier café que je croisai.  Là, dans ce petit établissement indigène bruyant, tout près de la grosse caisse de la radio qui débitait les dernières nouvelles en vociférant, je décidai de renvoyer mon départ.  La peinture était tout pour moi.   À cette époque-là, à cause de la guerre, les milieux indiens étaient plus que jamais hostiles aux Européens.  Cette méfiance m’attristait.  Au fond de mon cœur je me sentais très proche des Indiens et conscient de leurs droits et de leur problèmes.  C’est lorsque sa vie est plus que jamais solitaire et décourageante que l’artiste sent le besoin de se réfugier dans ce qui l’aime et qui le passionne.  Il tend à se surmonter dans le désir de transformer, de créer, de se métamorphoser en etre nouveau, en une présence sans fêlures, au-delà des «  murs » du temps.

En rentrant chez moi, je pensai longuement à la manière pour éviter de me laisser importer par la transe.  Cette fois-ci, je craignais davantage les conséquences qui auraient pu en dériver.  D’autre part, il me semblait que j’allais à la découverte d’une terre nouvelle, inconnue, et cela me faisait sentir plus fort.  Une fois rentré dans ma chambre, je ne voulais pas achever ainsi ma soirée.  Tout me semblait exceptionnel.  Je préparai les lumières, je sortis les poudres, l’huile, tout le nécessaire pour mélanger les couleurs, tout en restant un peu étranger à tous mes gestes ; j’étais détaché de moi-même avec la ferme intention de fuir les choses, de me surveiller de loin…  J’étais encouragé par la certitude que j’allais retrouver cette nouvelle forme de peinture, si profonde et si lumineuse dans le trait.  J’avais le pressentiment que j’aurais déchiffré au moyen des couleurs tout un monde secret, encore vivant en nous, que j’allais renaître à travers l’art, dans une nouvelle dimension, plus authentique, essentielle, métaphysique.  Mais en même temps quelque chose d’étrange s’insinuait en moi.  J’avais peur. Une peur profonde, subtile, la crainte d’être importé  par une expérience psychiquement et mentalement dangereuse.  Tout au long de ma vie aventureuse, j’avais surmonté avec courage les moments difficiles, mais ce soir-là, j’en suis persuadé, c’est bien la peur que j’avais en face de moi.  Comme je faisais d’habitude, une fois terminés les préparatifs, le pinceau à la main, tout mon être tendu devant la palette, je commençai à me concentrer.  J’essayais de répéter dans le moindre détail tout ce que j’avais fait ce fameux soir et je m’efforçais de m’opposer de toutes mes forces à cette habitude bien acquise qui me poussait à peindre dès que j’avais atteint l’état de trans-présence.  Je dus faire de grands efforts pour me détacher de la réalité, tandis qu’au fond de moi-même, le cœur battant, je sentais de temps en temps un appel à la prudence.  Je ,e trouvais dans l’abîme de deus forces contraires, tendues avec la même intensité.  Plus l’état de trans-présence devenait plus profond et plus j’avais du mal à retenir mon bras dans l’élan de peindre.  De la sorte, tandis que d’une part je pénétrais sous la cape hermétique de la trans-présence, d’autre part je me refusé à l’élan presque automatique de peindre, à cette fonction profondément acquise, déterminée par la trans-présence même.  C’était comme le va-et-vient d’un ressort qui se comprime et qui se tend, c’était comme l’alternance toujours croissant entre la réceptivité et la réaction. Petit à petit je me dépersonnalisais dans un état proche de l’hypnose, dans l’abstraction de moi-même.  J’eus soudain la sensation que tout se bloquait en moi.  Ce fut comme un instant de «  suspense ».

Magiquement, tout m’apparut changé et, tout d’un coup, je me rendis compte que j’étais déjà en train de peindre.   Une émotion surhumaine me rapprochait de la toile, de la palette folle, une main puissante fouillait dans les veines ouvertes des couleurs.  Ce n’était pas peindre, c’était exister dans une nouvelle dimension, plus authentique, c’était être.  Je ne peignais plus, je créais, je remplaçais «  faire » par «  créer ».   je n’avais plus peur dans l’explosion de ces énergies frénétiques foudroyantes, qui servaient à peindre, il y avait la rage accumulée de mille peurs ancestrales réprimées. 

Je décidai de peindre toujours de cette façon-là.  J’étais guidé par une nouvelle force dynamique qui trouvait sa genèse dans des époques désormais très lointaines.

Cela se répercutait sur ma façon de peindre et m’apportait des énergies soudaines, mais toujours conformes au rationalisme de mon métier de peintre bien acquis, et qui, au fond, est plus proche du subconscient que de la volonté.  De plus, il me semblait que chaque coup de pinceau était en lui-même un point de départ et un point d’arrivée, et qu’il naissait en étant déjà accompli, tellement il était déterminant.  Je réalisais qu’au fond de notre être nous sommes moins l’homme d’aujourd’hui que l’homme semper, branche encore verte de l’hominide.  C’est ainsi que le dynamisme de ma peinture est déterminé par cet instinct de base qui me pousse à projeter sur une toile le battement d’une vie mystérieuse qui fut autre fois la nôtre.  Dans ma peinture il y a l’explication d’impulsions mais aussi de messages qui n’appartiennent pas à notre subconscient commun, mais plutôt à un sub-subconscient archaïque, qui s’est affirmé en nous au cours de millions d’années et que nous avons réprimé par la suite.  Quand je peins «  subform », je me sens complètement perdu dans un autre monde.  La libération des élans, issus de l’instinct profond, détermine en moi la présence d’une force supérieure, immédiate et que l’on ne peut freiner, et qui s’épanche dans ma peinture.  Il s’agit d’un dynamisme métaphysique, concentré à un point tel que je m’éloigne de moi-même et de mes habitudes et qu’il me transmet des formes et des images inconnues, surprenantes, qui suscitent en moi cependant cette affection que l’on éprouve en revoyant des êtres et des lieux familiers, oubliés depuis longtemps.  

Souvent, sur mes toiles naissent des créations, des réalités, vécues peut-être dans des temps reculés, qui me suggèrent ensuite quelques traits pour les compléter ou les corriger. 

Ainsi, la transcendance du geste qui tend à l’essentiel, le trait décidé et absolu qui réduit les formes au minimum, l’élan et la passion qui m’emportent, deviennent les éléments fondamentaux  de la technique et de l’esprit que le sub-subconscient m’impose en s’emparant   de moi.  Ma main, ma manière de peindre, mon expérience de la peinture, et aussi, parfois, le reflet d’une fantaisie obsédante ou d’une impression récente sont soumis à leur tour, dans la frénésie de l’action, à une force instinctive, à un sens métaphysique qui me sont inconnus.

Plongé dans un état qui s’approche de la transe, suspendu peut-être au fil tenu de la conscience qui veille, qui ne me laisse pas emporter tout ò fait, je regarde au-delà de la raison et des sens.  Je puise des impulsions, des énergies nouvelles et vivifiantes dans cette dimension que je pourrais définir l’au-delà de moi-même.   Combien humiliant et inutile serait remplir la toile avec les reflets bien connus de l’homme d’aujourd’hui avec ses impulsions banales et inconscientes qui se répètent.  Je mets mon talent de peintre dans les mains d’un être plus naturel, plus résolu et sans complexes.  Dans la peinture «  subform », «  créer » diffère de « faire », ne serait-ce que parce que dans «  faire » on suppose l’intention d’ exécuter quelque chose que l’on a en tête, que l’on connaît déjà, tandis que «  créer «  c’est «  faire un je ne sais quoi », ignorant ce qui viendra au jour.

La vie même est due à une création qui exclut la volonté de faire ; notre carcasse de vivants n’a pas été fabriqué ou construite, mais elle provient d’un Esprit métaphysique qui a poussé la matière à créer la vie.  L’artiste aussi crée presque toujours sous l’effet d’un élan, d’une émotion, d’une réaction.  Rossini trouvait le brio de ses compositions dans un bon repas, et Schubert se laissait inspirer par le regard d’une jeune fille.  C’était avec une bonne douzaine de cafés que Balzac stimulait son imagination et Michelangelo travaillait sous l’impulsion d’une agressivité frénétique, liée peut-être à son sub-subconscient.

Quelque fois, tandis que je peins, j’ai la sensation d’ombres vagues et impatients, latentes au tour de moi et dès qu’elles prennent forme et tournure dans le jeu des couleurs, je ressens une exaltation singulière.  J’ai alors la certitude que dans mon sub-subconscient il y a un magma encore vivant d’images réprimées.  Peindre pour moi est devenu plus que jamais une nécessité psychique qui, en mettant à ma porté des forces nouvelles, me fait connaître une vie plus authentique.

Lorsque je m’exclus dans la trans-présence à l’aide de méditations préliminaires, lorsque je m’exalte dans le Néant, je m’approche de cette réalité plus pure et vraie qui fut autrefois la nôtre.  Certes on ne pourra jamais retrouver la vitalité d’autrefois, le sens authentique de l’existence, de la métaphysique qui nous illumine encore par moments.  Par exemple, il y a quelque chose de profond et d’essentiel qui sursaute en moi toutes les fois que je rencontre le regard de mon enfant.  Toute la tendresse interrogative que la petite Laura met dans son regard isole et transcende l’homme altéré et déformé par toute une vie fausse et conventionnelle.  C’est alors que je me rends compte que nous sommes dominés toujours plus par la conscience-confort, par la matière que nous perfectionnons et  que nous dressons pour nous servir.  Par rapport aux objets que nous croyons posséder, mais qui au fond nous possèdent, nous devenons nous-même objets, nous nous caractérisons au cours de ce monologue paralysant objet-homme.

Nous ne nous rendons pas compte que le triomphe de la matière est en rapport directe avec notre décadence et qu’à force d’être déterminée elle devient déterminante, et qu’elle arrive même à nous faire un procès, a nous condamner…   Cela a été pour moi un très grand réconfort que celui de trouver, dans mon art, tout au moins, cette heureuse évasion dan une dimension psychique plus authentique et plus vitale et un style nouveau, complètement libre et dynamique.  Un style, ou plutôt  une manière, une empreinte de vie…, d’énergies nouvelles que la main plasme frénétiquement dans les couleurs.

Ces mains «  instruments adroits et habiles » comme disait Shakespeare, doivent avoir recueilli dans leur passé incroyable un bagage immense de savoir et d’adresse.  Et c’est pour les laisser libre que l’hominide a peut-être choisi la position érigée.

Et qui sait si ce ne furent pas la préhension et la mémoire instinctive des mains qui ont portés, conséquemment, notre cerveau à capter les idées, à le pousser au jeu de la pensée et de la volonté,   élément de base et caractéristique de l’homme.